L’Archevêque et les Prêtres de Conakry

Il est temps de nous ressaisir

Bien chers compatriotes,

Après avoir échangé sur la situation guinéenne avec les prêtres de l’Archidiocèse réunis en session pastorale autour de leur évêque, du 4 au 9 Octobre 2010 à Conakry, je viens vous livrer le fruit de notre réflexion commune, de nos préoccupations communes à la veille du deuxième tour du scrutin présidentiel.

Comme vous le savez, depuis les premières années de la mise en route légitime de notre peuple vers la démocratie, l’Eglise Catholique, à travers ses différentes déclarations, n’a jamais cessé d’exprimer sa solidarité intime à l’histoire de notre nation qui s’écrit souvent avec des pages douloureuses, et tâchées de sang humain, le sang des fils de notre pays (Cf. « En route avec notre peuple vers la démocratie », Octobre 1992 ; « Que Dieu protège la Guinée » (déclaration commune des Chefs religieux de Guinée), Septembre 1993 ; « La Guinée, une Famille à construire », Août 1993 ; «Relire le sens d’un cheminement démocratique », Décembre 1998 ; « Vous ferez retentir le cor dans tout le pays, vous proclamerez la libération pour tous ses habitants », Décembre 1999 ; « Aspirations au changement : effort de tous et de chacun », Avril 2009 ; etc.)

Au cœur de la clameur qui monte aujourd’hui en Guinée, à cette étape décisive de l’aboutissement de tous les sacrifices consentis, nous venons humblement vous inviter à vous ressaisir, en ces derniers jours qui ressemblent à une veillée d’armes avant les élections.

Nous invitons le peuple de Guinée à s’asseoir sous l’arbre à palabre pour réfléchir, pour relire le sens de notre cheminement démocratique, parce que le temps est venu de faire l’état des lieux : Que sommes-nous devenus ? Que voulons-nous ? Où allons-nous ? Quel projet de société voulons-nous construire ensemble ?

1. Faisons, en toute objectivité, l’état des lieux. Que constatons-nous en effet ?

Nous ne constituons plus, il faut l’avouer en toute vérité, une nation fière et riche de la diversité de ses ethnies et de ses régions. Nous sommes devenus un conglomérat d’ethnies revendiquant chacune sa légitimité à régner sur les autres en s’appropriant par tous les moyens le pouvoir politique et économique. Car en Afrique, le pouvoir politique est devenu un tremplin pour la promotion économique et financière d’un individu ou d’un groupe exclusif, au lieu d’être un lieu de prise de responsabilité en faveur du peuple. Nous avons accumulé et cultivé au fond de nos cœurs, sur le parcours de notre histoire politique, des rancunes tenaces, où viennent se ressourcer avec complaisance et avidité de nombreux leaders politiques.

Nous avons perdu confiance les uns dans les autres, parce que l’expérience commune de notre marche chaotique des cinquante années d’indépendance a tenu en éveil, dans la mémoire des guinéens, des désirs de vengeance et de règlement de compte, guettant sans répit le moment opportun.

Nous avons mis la religion au service des ambitions de nos appétits et instincts humains, en créant un Dieu à notre image et à notre ressemblance.

Nous avons installé l’anarchie comme mode de gouvernance dans notre pays en vue de la prédation et la dilapidation vorace des biens publics, du patrimoine commun donné en partage à tous les guinéens, au mépris de toute morale, de la justice et de la vérité. Nous avons mis en ruine le système éducatif guinéen, inscrivant ainsi à l’école de la délinquance des générations de jeunes, foyers vivants de l’insécurité et de la violence dans le pays.

Ces situations d’injustice flagrante ont transformé les cœurs des guinéens en cœurs de pierre, insensibles à la pitié, à la miséricorde, au pardon et adonnés à la violence, au meurtre.

Nous avons ainsi corrompu la conscience de nos frères et sœurs guinéens en défigurant en leur âme de croyants la marque insigne de Dieu, un Dieu de tendresse, de miséricorde et d’amour.

2. Que dire de l’inculturation et de la démocratie dans notre pays ?

Pris dans la tourmente de l’avènement de la démocratie soufflant sur le continent africain, nous avons perdu les racines de nos cultures, en confiant le devenir de notre pays à la régulation et à l’ajustement structurel de la Communauté et des Institutions internationales, nous dépouillant ainsi de notre capacité à définir le sens de notre propre histoire.

Pris en otage et soumis en permanence aux injonctions de la Communauté Internationale, nous nous sommes attelés à construire un système démocratique dont les plans et le logiciel ont été conçus ailleurs, et livrés de toute urgence en Afrique comme des prêts-à porter et des prêts-à-consommer universels, répondant, selon les prétentions et sans discernement, aux attentes d’un continent sommé de s’ouvrir à l’impérieuse nécessité de la mondialisation culturelle, économique, politique et financière.



Le déroulement du Premier tour du scrutin présidentiel dans notre pays, qui se voulait crédible, transparent, juste et paisible, a révélé les failles, les faiblesses et les limites d’un système ou d’une idéologie qui réduisait l’organisation d’une élection démocratique en Guinée à l’unique dimension de simple maîtrise technique et mécanique d’un système, d’un logiciel, au mépris des mentalités, du contexte culturel et humain.

Et aujourd’hui, la Guinée est en panne, comme un « MAGBANA », essoufflée au bord de la route de la démocratie. Elle s’est enfoncée dans une crise sans issue immédiate, car nous n’avons pas voulu commencer par le commencement. Nous n’avons pas donné la priorité à l’homme, à son histoire, à son rythme de développement et de progrès.

Il ne suffit pas, en effet, de réunir des fonds et du matériel pour organiser et réussir une élection démocratique en Afrique. Il ne suffit pas de créer, ex nihilo, des structures de gestion des élections pour aménager un espace structurel démocratique, car le véritable aménagement commence dans les cœurs des hommes. Il faut que les cœurs des hommes changent pour changer les structures. Il nous faut tout d’abord vider les cœurs des guinéens du venin de la haine, des frustrations ensevelies dans leur histoire commune. La Guinée est-elle prête à affronter le deuxième tour du scrutin présidentiel ? Avons-nous pris le chemin de la réconciliation, du pardon, de la sincérité, de la vérité, de l’écoute réciproque, dans la patience, guidés par les vertus de la pratique ancestrale de la palabre africaine, qui conduit à un consensus des cœurs et des âmes ?

3. Appel pressant à tous les guinéens

Dans le triste tableau que nous avons dressé, chacun trouvera et assumera sa part de responsabilité.

Ceux qui ont conduit le pays à la catastrophe sont d’abord ceux qui ont participé à une mauvaise gestion politique, administrative, économique et financière du pays pendant ces cinquante dernières années, et qui ont bâti leur empire somptueux au milieu d’un océan de misère et de malheurs humains frappant leurs compatriotes guinéens, car à celui à qui on a beaucoup confié il sera demandé beaucoup de comptes à rendre (cf. Mc 4,25 ; Mt 13, 12).

Il y a aussi ceux qui ont recueilli des miettes qui tombaient de la table des maîtres. Ces complices aussi ont leur part de responsabilité. Car nous devrons tous rendre compte, en conscience, de la gestion de ce pays, gouvernants et gouvernés. Nous ne sommes pas excusables d’avoir été habiles en profitant d’un système d’injustice. A tous, comme à Caïn, Dieu nous posera la question suivante : « qu’as-tu fait de ton frère ? » (Gn 3, 17).

Il s’agit donc pour nous, à la veille du deuxième tour du scrutin présidentiel, de nous demander en vérité : Que voulons-nous ? Où voulons-nous aller en clamant des slogans au nom de la démocratie ?

Sommes-nous sincèrement disposés à rompre avec l’homme ancien qui nous habite, avec les pratiques mafieuses du passé ?

Sommes-nous prêts à renaître de nouveau, à nous soumettre aux exigences de transparence, aux contraintes de la loi ?

La Guinée ne sera sauvée qu’à ce prix, au prix de la rupture avec le passé. Ne mettons-donc pas du vin nouveau dans de vieilles outres (cf. Mc 2, 22 ; Lc 5, 36). Un proverbe nous avertit : certains poissons ne nagent bien que dans des eaux boueuses.

3.1.1Au Président de la transition

Monsieur le Président, vous êtes aujourd’hui le Père de la Famille guinéenne. A ce titre, continuez d’assumer vos responsabilités, toutes vos responsabilités, avec amour, fermeté et impartialité, car vos paroles et vos actes d’aujourd’hui seront garants de la stabilité, de la paix, de la justice et de la réconciliation pour demain, pour l’avenir démocratique de la Guinée.

Soyez donc un soldat loyal au service de sa patrie, dépouillé de tout appétit de gain, de profit, de privilèges.

Résistez à toute tentation de vengeance et de séduction par des conseils d’un entourage du Chef, enclin au profit immédiat et à toutes les intrigues de « palais présidentiel », dans l’indifférence au sort de la nation guinéenne. Ne dit-on pas souvent : l’entourage du Chef est à l’image du Chef, comme le Chef est à l’image de son entourage ; dis-moi qui est ton ami, ton confident, ton familier, ton conseiller, je te dirai qui tu es.

3.1.2 Aux Organes de transition

Vous avez une grande part de responsabilités dans la crise actuelle qui met le pays en sursis. Le pays a été souvent pris en otage à cause de vos querelles intestines, de votre manque d’abnégation, d’esprit de sacrifice pour l’unique cause de la Guinée. Vous avez souvent contribué vous-mêmes à mettre en doute la crédibilité de vos institutions, animés par la recherche du gain, par l’esprit de clan et le souci de s’aménager un point de chute après les élections.

Les exigences de transparence, de justice, de paix, de réconciliation, d’équité et de vérité doivent d’abord être vérifiées dans le fonctionnement de vos propres institutions, afin qu’elles soient une référence démocratique pour les citoyens guinéens, car un aveugle ne peut conduire un autre aveugle (cf. Mt 15, 14 ; Lc 6, 39).

Soyez dignes de la mission que le peuple courageux de Guinée vous a confiée. L’expérience douloureuse consécutive à la gestion du premier tour du scrutin présidentiel doit vous interpeller vivement sur le sens de votre grave responsabilité dans la préservation de la paix en Guinée.

Car il est particulièrement scandaleux de voir certains acteurs et animateurs de la marche vers la démocratie se transformer en obstacles majeurs en ce moment où nous voulons franchir l’étape finale. Le peuple de Guinée n’est-il pas alors en droit de se poser des questions sur la sincérité des intentions des guides de la nation guinéenne ?

Il vous appartient d’y répondre en vous souvenant de l’immense espoir que vous avez suscité dans les cœurs des guinéens.

3.1.3 Aux candidats du deuxième tour et à leurs alliés

Le sort de la Guinée est entre vos mains. Si vous aimez ce pays plus que vos ambitions personnelles, vous devez le prouver dans vos paroles et vos actes. A vous aussi, nous demandons de ne pas prendre l’avenir de la Guinée en otage. Mettez fin à la manipulation de vos militants et de vos groupes ethniques, car elle ne portera de bons fruits ni pour eux ni pour le pays.

Ne faites pas de la corruption des consciences un moyen de parvenir à vos fins. Ne tentez pas de corrompre la conscience des chefs religieux en vue de vous assurer le soutien de Dieu. La parole de Dieu, dans le livre de Siracide est tranchante à cet égard : « N’essaie pas de corrompre Dieu par des dons, il ne les acceptera pas. Ne t’appuie pas sur un sacrifice injustice, car le Seigneur est un juge et il n’y a pas en lui considération de personne. Il n’a pas de partialité contre le pauvre, il exauce la prière de celui qu’on traite injustement » (Si 35,14s.).

Ne promettez pas la lune aux guinéens, qui ont vu briller tant de mirages et d’illusions dans leur histoire politique.

Soyez prêts à concéder la victoire légitimement acquise par votre concurrent. Ne versez plus de sang humain sur cette terre guinéenne qui en a été abondamment arrosée pendant plus de cinquante ans. Ne détruisez donc pas l’homme guinéen que vous voulez servir, car aucun fauteuil présidentiel ne vaut le prix d’une vie.

En relisant l’histoire de notre pays et des autres pays africains, il nous apparaît clairement que leurs populations respectives n’ont aucun problème de cohabitation pacifique, fraternelle et solidaire. Les conflits, les guerres fratricides, les génocides, en effet, sont toujours suscités, allumés et alimentés par les gouvernants et les leaders politiques, qui font du pays, de ses hommes et de ses biens, une propriété privée mise au service de leurs ambitions personnelles et au service de leurs familles ou de leur groupe ethnique.

Soyez vous-mêmes des artisans de paix, de réconciliation, et alors « le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ours auront même pâture, leurs petits même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute la montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme les eaux recouvrent le fond des mers » (Is 11, 6-9).

3.4 Aux populations guinéennes

La marche vers la démocratie a été un enfantement dans la douleur pour les familles guinéennes. Cette expérience, comparable, dans la Bible, à l’exode du peuple de Dieu sur le chemin de la libération des chaînes de l’esclavage, doit nous rendre plus solidaires aujourd’hui, à la veille de la dernière étape, qui ne signifie pas la fin des servitudes, de la conversion, du progrès, car il ne suffit pas d’entrer dans la terre promise, il faut s’y établir solidement en cultivant cette terre conquise de haute lutte.

Pensons à tout ce qui nous a fait trébucher sur le chemin, ce qui a ralenti notre marche, ce qui a fait disparaître certains de nos frères et sœurs en cours de route, ce qui a créé des dissensions entre nous, ce qui a rendu la traversée difficile à travers le désert de la tentation, de la faim et de la soif, exposés à toutes les morsures de serpents venimeux.

Rendons grâce à Dieu parce que nous sommes encore vivants, la Guinée se tient encore debout, sur des jambes fragiles et épuisées par la marche, certes, mais nous avons fait confiance au Seigneur qui n’a jamais cessé de nous accompagner. Il est là présent dans le remue-ménage de la préparation du deuxième tour du scrutin. Nous aussi, ne cessons pas de lui faire confiance, il n’abandonnera jamais son peuple.

Mais notre Dieu nous demande de ne pas regarder en arrière, d’oublier le passé, de lui renouveler notre confiance, car chaque jour, il crée pour la Guinée, à travers les épreuves quotidiennes, un ciel nouveau et une terre nouvelle où la justice habite (cf. 2P 3, 13). Regardons vers l’avant où Dieu nous précède, donnons une chance à l’avenir, donnons une chance à Dieu pour achever son travail dans nos cœurs, pour renouveler la face de la terre guinéenne.

Ne cédons pas à la tentation de la manipulation démagogique et de la division : Ne nous tuons pas entre nous, ne retardons pas l’heure de Dieu pour nous libérer, pour nous affranchir de la misère. Dieu est infiniment respectueux de notre liberté. Il n’est pas un Dieu de la violence, bien qu’il soit tout puissant. Sa toute puissance s’exprime dans la clémence et la miséricorde.

Reconnaissons en chaque guinéen, dans la diversité des ethnies, des langues, des régions et religions, une pierre vivante indispensable à la construction harmonieuse de la Guinée. Dieu nous a donné cette terre en partage, prenons-en soin, ne la défigurons pas par la haine, la vengeance, la jalousie, l’orgueil, la cupidité, le mensonge, etc. Purifions nos cœurs, comme à l’entrée d’une mosquée et au début de nos célébrations à l’Eglise, pour entrer réconciliés avec nos frères et avec Dieu, dans le deuxième tour du scrutin présidentiel. Réconcilions-nous maintenant. Il est temps de nous ressaisir.

Chers compatriotes, en cette période dite de transition, nous devons nous considérer tous comme en transition, c’est-à-dire en marche vers une destination finale, comme un voyageur en transit dans une gare ou dans un aéroport. Nous sommes tous de passage vers un monde nouveau que nous avons recherché avec courage, parfois dans les larmes et dans le sang, dans le dénuement et la misère, pendant plus de cinquante ans. Ne ratons pas le prochain train, le prochain vol. Tout notre être doit être tendu vers ce but, dans notre cœur, dans notre esprit, dans notre volonté et dans notre âme. Cette marche est une démarche de conversion, et cela est possible pour les croyants que nous sommes. Dieu nous demande de lui donner notre cœur dur comme pierre pour qu’il le transforme en cœur qui aime et se laisse aimer. Car rien n’est impossible à Dieu.

Puissions-nous comprendre que le système démocratique n’advient pas tout simplement par la création de nouvelles structures, mais bien par la recréation de la structure de notre mentalité, de tout notre être.

4. Conclusion

Bien chers compatriotes, vos pasteurs de l’Eglise Catholique en Guinée ont toujours voulu se tenir à la porte de notre grande Cité, comme des veilleurs dans la prière, dans la foi, dans l’espérance et dans l’amour de notre cher pays. Nous ne sommes pas des hommes politiques et ne nourrissons aucune ambition de promotion sociale. Comme des messagers de Dieu criant dans le désert avec le prophète Isaïe, nous voulons continuer à nous tenir sur la montagne de la prière, de l’écoute de la parole de Dieu, pour vous faire parvenir des paroles de consolation, avec la ferme assurance qu’elles se réaliseront un jour pour notre cher pays.

« Dans le désert, frayez le chemin de Yahvé ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. Que toute vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que les lieux accidentés se changent en plaine et les escarpements en large vallée ; alors la gloire de Yahvé se révélera et toute chair, d’un coup, la verra, car la bouche de Yahvé a parlé » (Is 40, 1ss.).

Que Dieu bénisse la Guinée et la garde. Qu’il nous rende humbles, cléments et miséricordieux, qu’il remplisse nos cœurs de son amour et de l’amour de nos frères et sœurs, afin de préparer son chemin à travers l’avènement du deuxième tour du scrutin en Guinée. Amen !

Conakry, le 13 octobre 2010 + Vincent COULIBALY Archevêque de Conakry